« Hahahahahahahaha ! »
« Tais toi je t’en prie. »
« Pourquoi me taire ? Pourquoi tu ne m’aimes pas ? »
« Mais si je t’aime. »
« Si tu m’aimais tu me dirais pas de me taire ! Tu es méchant avec moi, pourquoi qu’ai-je fait ? »
« Je n’aime pas ton rire. Mais toi, je t’aime. »
« Menteur ! Je sais que tu me hais, me hais me hais. »
« … »
« Dis quelque chose ! Tu vois si tu m’aimais, tu me réconforterais, salaud ! Connard ! »
« Tais toi. »
« T’as pas d’ordre à me donner ! »
« Tais toi, c’est un ordre. »
« … Huuuu… Tu es méchant, méchant méchant… »
« … »
Discussion comme d’habitude entre Amilah et son esprit. Comme toujours, l’un deux fini par pleurer. Cette fois, c’est Lioubov, qui, debout, dos à dos au grand homme, laisse couler ses larmes silencieusement, sourcils froncés et mâchoire crispée, répétant inlassablement que son protégé est vil et sournois. Amilah y est habitué, toutefois cela le dérange. Cette voix qui résonne dans sa tête, à laquelle il répond toujours avec maladresse, percutant la sensibilité exacerbée de son âme qui en a bien assez.
Aujourd’hui, l’homme a revêtu un lourd manteau noir en tissu et bardé d’écussons dont la capuche est rabattue sur son visage, au dessus d’une vieille casquette militaire. Un sac et un étui de guitare repose à ses côtés alors que la pluie lui tombe dessus, comme si la mer tout entière déversait ses eaux sur lui, transperçant ses vêtements. Il ne cherche pas à se mettre à l’abri, la pluie va parfaitement avec son humeur morose. Triste et trempé. Son train est en retard d’un quart d’heure, mais il ne prend pas la peine de rentrer à l’intérieur de la gare. Car lui aussi pleure. Il pleure comme le ciel et comme son esprit. Avec l’eau et la hargne en moins. Le voilà qui a quitté tout ce qu’il connaissait, ou presque, et depuis ce matin son Esprit était surexcité, encore plus harassant que d’habitude. Ce matin il avait longuement hurlé, juste comme ça. Comme un loup à la Lune. Super réveil que le cri déchirant d’une âme que seul vous pouvez entendre. Enfin, une âme. Amilah est persuadé que Lioubov n’en a pas, il est si détestable, imbu de lui-même. La pluie traverse son esprit, et il sent comme lui les gouttes froides cingler son corps. L’homme imagine le visage de l’esprit ruisselant d’eau. Il l’a tant vu qu’il est capable de le revoir à chaque instant. Ses grands yeux noirs vides déverser quelques larmes, comme des gouttes de rosée, sans que jamais son visage ne prenne la moindre couleur. Il voit son échine légèrement inclinée, comme si ses bois pesaient trop lourds pour lui. Il n’y a personne sur le quai. Juste lui. Et lui.
Lioubov a cessé sa plainte, mais Amilah sent encore un pincement au cœur. Il pleure encore, le pauvre cerf. Alors l’homme se retourne, et voit la silhouette du jeune blond, accroupi sur le sol, secouant lentement la tête de droite à gauche. Il est habillé d’un habituel costar noir, et d’une chemise rouge sang, sur laquelle se détache une cravate blanche. Habituel. Jamais rien ne change. Ils se haïssent autant qu’ils s’aiment, et leurs journées sont toujours les mêmes. Train-train quotidien. Puis voilà l’homme qui soupire, ôte son manteau et le laisse tomber sur l’esprit. Bien évidemment, le manteau passe au travers de l’être irréel dans ce monde.
« Tu vois, je t’aime. »
Quelques mots simples, mais l’esprit ne bougera pas, et stoppera seulement les mouvements de sa tête.
« Mes bois me grattent, ils vont bientôt tomber… »
« Déjà. Il est tôt. »
« Oui. »
Toujours des échanges de paroles intangibles, sans sens. Absurdes, comme ces deux êtres paumés. Des paroles qui se succèdent naturellement sans êtres naturelles. Le train arrive, Amilah l’entends au loin. Il reprend s son manteau, le renfile malgré le fait qu’il soit trempé et que cela ne fait que l’alourdir au lieu de le protéger, saisis son sac et sa guitare. L’homme grimpe à l’intérieur de la boîte à roulettes, les portes se referment. Lioubov reste introuvable, Amilah ne sent plus sa présence.
Comme un revenant abasourdi d’on ne sait où, l’imposant être se déplace jusqu’à la place qui lui a été attribuée. Le wagon est presque vide, c’est triste. Il dépose ses affaires à une place, ôte son manteau, dévoilant le t-shirt noir à manches longues encore plus trempé que son manteau qu’il avait par-dessus, tombant sur son pantalon de la même couleur, rentré dans ses éternelles chaussures militaires, lacées étrangement de jaune, et non plus de rouge, comme dans sa jeunesse. Puis il se laisse tomber sur son siège, casquette toujours vissée sur la tête, contemplant le dehors qui file à toute vitesse. Lioubov se reflète dans la vitre. Un reflet que seul lui peut voir. Il ne sourira même pas, ne cillera pas non plus, gardant le même air maussade que d’habitude. Gris, comme le temps pluvieux.
Ah, ce n’est pas sa place… 42. Tant pis. Et il s'endort, a peine a t-il fermé ses yeux.